Découvertes par les neurosciences, ces déviations systématiques de notre pensée logique et rationnelle ont une conséquence inattendue et agréable : elles nous permettent de plonger corps et âme dans une histoire.
Les erreurs de jugement, ou biais cognitifs, sont initialement des routines de décisions rapides pour mieux survivre dans un environnement hostile. On peut regrouper les biais en 4 catégories qui couvrent les besoins principaux de notre existence :
- Il y a trop d’informations dans notre monde. Notre cerveau filtre les données pour pouvoir les traiter, principalement selon des critères qui visent à conforter ce que nous savons déjà (pour éviter le désagréable effet de dissonance cognitive, c’est à dire de remettre en cause nos croyances profondes).
- Pas assez de sens. Nous ne percevons et ne comprenons qu’une petite partie du monde qui nous entoure. Mais nous avons un besoin vital d’en trouver la logique. Cette famille de biais tend à relier les points et à combler les vides, au risque de simplifier notre vision du monde. C’est pour cela qu’on déteste les hasards (les Deus ex machina) dans une histoire.
- Le besoin d’agir vite. Notre capacité à agir vite a permis à notre espèce de survivre. Au quotidien, il est plus agréable de se faire confiance, de rester dans un groupe ou de ne pas prendre des décisions irréversibles.
- Que faut-il mémoriser ? Il vaut mieux généraliser des faits, plutôt que de s’occuper des cas spécifiques. Nous faisons des compromis entre les nouveautés et ce dont nous estimons nécessaire de se rappeler.
Voici 4 leviers bien connus des scénaristes pour augmenter l’engagement des spectateurs dans l’univers d’une histoire, qui sont le fruit de biais cognitifs.
1- L’effet de “Je te l’avais bien dit”
Le biais de confirmation nous pousse à choisir avec une sincérité désarmante l’hypothèse la plus simple et séduisante, au profit d’autres nécessitant une réflexion supplémentaire. Les premières preuves sont les meilleures. C’est un moyen très pratique de résoudre la problématique du “trop d’information”.
En narration, on utilise la technique du “set-up et payoff” : on pose une graine narrative au début de l’histoire (un indice fort sur le comportement moral d’un personnage ou concernant l’intrigue) dont le spectateur ne perçoit pas tout de suite l’intérêt. Puis, on développe cet élément lors de la résolution de l’intrigue. La satisfaction est grande pour le spectateur qui a l’impression d’avoir deviné ce qui allait se passer, donc d’être faussement en avance.
Ce biais est généralement corrélé avec l’effet de primauté irrationnelle (une plus forte importance pour les premières données rencontrées, donc en début d’histoire).
2- L’utilisation des archétypes
Le biais de la corrélation illusoire nous incite à remplir les cases à partir de stéréotypes, de généralités et d’histoires que nous connaissons déjà chaque fois que nous tombons sur une nouvelle information.
Les histoires modélisent la vraie vie. Cela tombe bien, l’esprit humain adore tenter de simplifier notre monde pour résoudre la problématique du “pas assez de sens”. Les scénaristes utilisent des personnages archétypaux (mais attention à ne tomber dans les désagréables “clichés”), qui permettent de définir rapidement leur fonction dans une histoire. Les spectateurs peuvent ainsi les classer rapidement dans les grands catégories que sont : le héros, l’antagoniste, l’allié, le mentor, etc. et se concentrer sur l’intrigue.
3- L’empathie pour le personnage qui rate
Les personnages imparfaits qui s’embourbent dans leurs problèmes sont plus séduisants que les talentueux. Le biais de la victime identifiable agit sur notre compassion. Une victime individuelle, avec un visage et un nom, est idéale pour éveiller la compassion. Ce biais participe à la résolution de la problématique du besoin d’agir vite : nous favorisons ce qui est immédiat au détriment de ce qui est moins flagrant. Les qualités d’un individu sont moins flagrantes que ses faiblesses…
Combiné avec le talent des comédiens qui transmettent leurs états émotionnels via l’écran, nous sommes alors en empathie avec ce type de personnage dans un film. Ainsi, contre l’idée reçu, il n’est pas nécessaire de créer des personnages identifiants mais des personnages que l’on comprend (vous n’avez à priori rien à voir avec Dexter, le célèbre serial killer de la série éponyme, mais vous comprenez ses problématiques tellement humaines et quotidiennes). Tous les personnages d’une histoire devraient être dotés d’une faiblesse évidente.
4- Les ellipses narratives sont excitantes
Naturellement nous réduisons une succession d’événements ou de longues listes à leurs éléments-clés pour répondre à notre problématique du que faut-il mémoriser ? Le biais du nivellement et affinement agit ainsi : nous avons tendance à nous rappeler davantage des petits détails qu’on estime significatifs que de l’intégralité d’un événement, voir à exclure des parties entières.
Une bonne narration ne raconte pas toute l’histoire et se focalise sur l’essentiel. Chaque scène commence “le plus tard possible” et se termine “le plus tôt possible” dans la chronologie complète de l’histoire.
250 biais, 250 ancrages narratifs !
4 biais, ce n’est que le début ! Le dernier codex recense 250 biais cognitifs universels. Autant avec lesquels le storyteller peut jouer pour améliorer l’efficacité de son histoire. Pêle-mêle : le biais de l’histoire (ou pourquoi même les histoires “vraies” mentent), le biais du mal nécessaire qui structure une narration (l’aggravation doit précéder l’amélioration), le biais de disponibilité (ou pourquoi on préfère une mauvaise explication simpliste que pas d’explication du tout), ou le biais de l’anthropomorphisme (très utilisé chez Disney).
Jérôme Genevray (victime de quelques biais bien humains en écrivant cet article).
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